De nos jours, évoquer les lobbies vous classe invariablement dans le camp des complotistes.
Quitte à recevoir quelques volées de bois vert, je voudrais tout de même braquer un projecteur sur une situation digne des meilleurs films de gangsters.
Menaces, intimidations, surveillance, pots de vin, et même violences physiques.
Tous les ingrédients sont là et pourtant nous ne sommes pas sur un plateau de cinéma, mais bel et bien dans la vraie vie.
Plus précisément au cœur de la vie d’une certaine catégorie de chercheurs.
Tous puissants lobbies
On entend beaucoup parler de lobbying, mais qu’est-ce que c’est au juste ?
C’est un ensemble d’activités qui consistent à influencer les actions, les décisions politiques ou des organismes de réglementation, par exemple.
Stéphane Horel est journaliste au Monde[1].
Elle s’est penchée très sérieusement sur l’impact du lobbying et des conflits d’intérêts sur les décisions politiques.
Elle a publié ses conclusions notamment dans « Lobbytomie, comment les lobbies empoisonnent nos vies et la démocratie », aux éditions de La Découverte.
Je ne saurais trop vous conseiller de lire son livre car elle expose clairement comment les lobbies procèdent pour arriver à leurs fins.
L’exemple de l’industrie du tabac est parlant.
Elle a en quelque sorte inventé ce que Stéphane Horel appelle « la manufacture du doute ».
Alors qu’elle est confrontée aux preuves scientifiques qui démontrent le lien entre le tabac et le cancer du poumon dans les années 50, les PDG des grands cigarettiers américains tiennent table ronde au Plaza Hotel à Manhattan.
Ils décident alors de ne pas vraiment réfuter l’évidence mais d’entretenir le doute.
Il s’agit de construire un environnement fait de contre-exemples, de remises en cause de certaines études, et surtout de rassurer les consommateur : « Si le tabac était vraiment dangereux, on ne le vendrait pas. »
Des millions de dollars sont ainsi investis dans des actions destinées à noyer le poisson.
Cette stratégie est commune à toutes les grandes industries, qu’elles vivent du tabac, de l’amiante, du pétrole, ou de la chimie.
On crée un doute dans l’esprit des décideurs et du public.
Le fil rouge ? « Jamais de résultats définitifs », « la recherche doit se poursuivre indéfiniment », il faut « soustraire des résultats et ne pas publier ceux qui vont dans le mauvais sens »[2].
Cette façon de faire est très habile car elle revient à retourner la méthodologie scientifique contre elle-même, en poussant le doute cartésien jusqu’à l’absurde…
Stéphane Horel nous avertit : toutes les industries qui pourraient avoir un impact négatif sur la santé ou l’environnement (tabac, agro-alimentaire, chimie, pesticides etc,) font du lobbying.
Leur but est d’influencer, de contredire les recherches, et de retarder l’écriture d’éventuelles lois qui ne leur seraient pas favorables.
La recherche entravée : un scandale qui passe étonnamment inaperçu…
Avec le développement exponentiel des maladies chroniques (cancers, maladies cardiaques, maladies respiratoires, maladies neurologiques, diabète, etc.), le rôle de la recherche est fondamental pour trouver des remèdes, mais aussi pour bien définir les causes de ces pathologies.
Nous sommes tous d’accord pour dire cela mais, car il y a toujours un « mais », ces recherches constituent une menace importante pour les profits de certaines entreprises.
Au premier chef les industries du tabac, de l’alcool et des aliments ultratransformés, qui craignent que les preuves scientifiques de leurs nuisances sur la santé conduisent à une réglementation plus stricte de leurs produits.
Ces entreprises au chiffre d’affaires faramineux ont les finances pour défendre leurs intérêts et ne se privent pas d’utiliser des moyens parfois à la limite du légal.
C’est ce que révèlent deux chercheuses de l’Université de Bath (Royaume-Uni), qui ont publié dans The Conversation les résultats de leur étude portant sur l’intimidation des scientifiques[3].
Elles nous apprennent qu’entre 2000 et 2021, soixante-quatre sources différentes attestent de menaces portées aux chercheurs travaillant sur les dangers du tabac, de l’alcool et des produits ultratransformés.
« Ce n’est probablement que la partie émergée de l’iceberg », assurent Karen Evans-Reeves et Britta Matthes, les deux autrices de l’enquête.
On parle tout de même de pots-de-vin, de menaces, et même de violences physiques pour que les chercheurs cessent leur travail et ne diffusent pas leurs découvertes.
Quand je vous disais qu’on navigue en plein film noir, très noir…
Un exemple médiatique en France : le Professeur Raoult
Le discrédit public reste la forme d’intimidation la plus répandue.
Dans divers médias, les spécialistes gênants sont dépeints comme indignes de confiance, incompétents, avides d’argent.
Afin de saper leur crédibilité, on en fait des « extrémistes », des « prohibitionnistes » ou encore des « fascistes de l’alimentation » …
Cela réveille en moi les souvenirs amers de la pandémie de Covid et les attaques révoltantes menées contre tous ceux qui ne suivaient pas l’avis mainstream, le Professeur Raoult en tête.
Depuis ses prises de position, les sanctions tombent :
« Largement discrédité par ses pairs, le Pr Raoult a été mis à la retraite de ses fonctions hospitalières en août 2021 et ne dirige plus l’IHU de Marseille. »[4]
« L’Ordre des médecins lui interdit d’exercer la médecine deux ans. »[5]
Et encore en janvier de cette année :
« Le gouvernement engage ce jeudi une procédure disciplinaire à l’encontre de trois praticiens de l’équipe de Didier Raoult au sujet de l’étude du professeur sur le Covid-19. »[6]
Je vous passe tous les articles où il est ouvertement considéré comme un charlatan, un incapable, un danger public.
Pour ceux qui ne suivent pas de près les affaires de santé (y compris au-delà du cas Raoult), ce genre d’accusations et d’articles fait office de vérité.
Un système pervers, terriblement efficace et profondément ancré
Stéphane Horel, dont je vous parlais au début de ma lettre, montre comment les conflits d’intérêts ont essaimé le monde scientifique, favorisant les intérêts privés des grandes firmes, au point d’être perçus comme une pratique presque “normale”.
« Tout ce petit monde vit d’arrangements faits avec eux-mêmes. », nous dit-elle.
Avant de poursuivre :
« C’est un mécanisme très complexe qui entraîne plusieurs processus d’auto justification a posteriori. C’est cette attitude qui permet à un médecin de se convaincre qu’avoir des liens avec un laboratoire pharmaceutique, pour tel médicament, sera bénéfique à ses patients, quand bien même toute la littérature sur le produit en question démontrerait le contraire. Par des mécanismes inconscients, ils sont persuadés qu’ils prennent leur décision thérapeutique de façon indépendante. »
Stéphane Horel a suivi de très près pendant cinq ans la bataille contre la réglementation des perturbateurs endocriniens, qui concerne plusieurs secteurs de l’industrie.
Elle a pu constater combien la stratégie bien rodée des lobbies est efficace.
Résultat : « la réglementation a été adoptée avec trois ans de retard et n’est pas du tout à la hauteur de l’ambition de départ et des enjeux de santé publique ou de protection de l’environnement. »[7]
Un autre exemple révélateur de l’influence redoutable des lobbies : la propagande orchestrée par l’industrie de la viande et ses répercussions sur la politique agricole européenne.
La cellule investigation de Radio France révèle les coulisses de cette opération d’influence incroyable dans un podcast édifiant : Quand le lobby de la viande influence des scientifiques pour servir ses intérêts[8].
En octobre 2022, des chercheurs du monde entier publient une tribune sous forme d’appel, intitulée « La Déclaration de Dublin »[9].
Ces spécialistes des sciences animales et agricoles y font la promotion des avantages nutritionnels et sanitaires des produits d’origine animale (viande, œufs, produits laitiers).
En s’appuyant sur des « preuves scientifiques solides », ils appellent à « accroître leur disponibilité », affirmant être victimes de simplifications, de raccourcis, et de partis-pris fanatiques.
Ce document présente tous les attraits d’une déclaration consensuelle et scientifiquement inattaquable.
Tout y est pour une crédibilité maximum : soutiens institutionnels, couverture médiatique internationale et même approbation par des responsables politiques européens.
Le grain de sable, c’est que des chercheurs du CNRS et d’autres instituts scientifiques se sont penchés de près sur le contenu de ce manifeste et ses auteurs.
Leurs conclusions sont parues dans un article intitulé : « La Déclaration de Dublin : un gain pour l’industrie de la viande, une perte pour la science ».[10]
Elles soulignent entre autres « la négligence de questions telles que la surconsommation de viande dans les pays à revenu élevé et la domination de la production animale industrielle, minimisant ainsi les risques et les préjudices associés ».
Deux camps s’affrontent de façon claire, et la guerre risque d’être longue et mouvementée.
Espérons qu’elle ne laissera pas trop de victimes derrière elle…
En conclusion, je vous livre le constat accablant tiré par Karen Evans-Reeves et Britta Matthes de l’Université de Bath :
« Toutes les activités d’intimidation que nous avons identifiées ont eu un effet dissuasif sur d’importants travaux de santé publique. »
Inquiétant, non ?
N’hésitez pas à partager votre avis sur cette question qui nous concerne tous.
J’attends vos commentaires avec impatience et curiosité !